La vitesse et l’accélération sont au cœur du processus de modernisation qui emballe nos vies dans une course engageant toutes les dimensions de l’existence. Et c’est alors l’accidentel qui prévaut. Cela reste invisible quand la circulation est fluide, de même que l’objet technique, tant qu’il marche, s’efface derrière l’usage qu’on en fait. Mais il suffit que celui-ci se mette à dysfonctionner, que l’élan se brise et que le rythme s’interrompe devant le choc brutal de l’accident, pour que s’impose et se découvre ce qui jusqu’ici se dérobait à nos regards : la scène dramatique sur laquelle l’homme jouait sa vie et qui s’offre désormais à l’œil impassible du photographe.
Car n’est-ce pas là le retour de la photographie qui est exigé ? L’art cinématographique capturait le mouvement et il a semblé un temps détrôner celle-ci, puisqu’il accompagnait la révolution cinétique, au cœur de toutes les révolutions modernes. Mais que se passe-t-il maintenant quand tout risque à nouveau de s’arrêter ? Le début du xxe siècle avait commencé par photographier les départs euphoriques et l’exploit prometteur ; le xxie siècle ne doit-il pas, dans l’immobilisation forcée de l’image, photographier l’arrivée catastrophique de cette course de vitesse qui avait peut-être commencé plein d’espoirs mais dont on sait, parce qu’elle se déroule sans freins, qu’elle finira mal ?
La vie moderne repose sur le risque permanent et a l’accident pour essence. Bien que le crash consterne et désole, il ne peut plus être interprété exclusivement comme un arrachement brutal à la vie qu’on a mené, à la manière des anciens cataclysmes naturels qui s’abattaient arbitrairement sur des populations dévastées. Il s’insinue dès le commencement et semble parfois faire de la mort accidentée un couronnement naturel de la vie moderne, faisant des célébrités qui figurent dans cet album les héros tragiques de nos temps modernes, dont la vie était la fleur mais dont la mort est peut-être le fruit. L’objectif de Christophe Rihet a retrouvé les lieux où elles furent fauchées. Il a fixé avec son appareil leur tombeau devenu invisible, et par le cadre offert à l’image révélée, il transforme ici leur bref faux pas en trépas éternel ; il nous donne ainsi à voir la route autrement : comme un mausolée à ciel ouvert.
Camille Riquier